Iouri Ganfa, Marshall chasse la Paix du Paradis, revue Krokodil, 20 juillet 1950 

 

Ce dessin de propagande réalisé par Ganfa constitue une violente critique de l'Amérique en s'attaquant tout d'abord à l'un des principaux symboles de sa puissance, le dollar, qui apparaît ici en première place sur le porche de ce "paradis du capitalisme" ainsi que sur les ailes de secrétaire d'Etat américain George Marshall (= ministre des affaires étrangères). Par ce choix, l'auteur dénonce le véritable culte que les Américains vouent à l'argent et au système capitaliste. Pour beaucoup d'Américains, le profit est parfaitement compatible avec la religion comme en témoigne le billet vert où figure en bonne place la formule "in God we trust" (en Dieu nous remettons notre confiance). Le capitalisme dans ce qu'il a de plus sauvage est également dénoncé par la représentation, derrière le Pape, d'une allégorie traditionnelle du bourgeois représentée par un homme d'affaires obèse, vêtu d'un costume, portant nœud papillon et coiffé d'un chapeau haut de forme.

 

Ce dessin dénonce un autre aspect fondamental de la civilisation américaine : l'attachement aux idées développées au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières. En effet, Marshall semble progresser dans sa sinistre entreprise sous le couvert des grands idéaux contenus intrinsèquement dans la bannière étoilée dont il se drape. Or, tout l'intérêt de ce dessin consiste à démontrer à quel point les principes de liberté, d'égalité et de sûreté auxquels se réfèrent les Etats-Unis ne sont absolument pas respectés chez eux.

 

A témoins les personnages peu fréquentables qui apparaissent çà et là mêlés aux différents représentants du bloc américain. L'un d'entre eux, un membre du Ku Klux Klan habillé en grande tenue de cérémonie, se dissimule derrière l'épaule de Marshall. Le Klan forme alors une organisation sectaire, puissante et plus ou moins secrète aux USA. Très active dans le Vieux Sud, elle s'appuie sur des théories violemment racistes et s'acharne contre les populations noires auxquelles elle dénie tout droit. Le Klan, aux yeux des communistes apparaît ici comme une preuve évidente de l'incapacité du gouvernement américain à instaurer une réelle égalité entre les hommes. Un autre personnage figure en bonne place au milieu de la horde sauvage ; il s'agit d'un représentant de la pègre facilement identifiable à son chapeau et à son arme. Au travers de ce personnage mafieux Ganfa cherche à souligner à quel point la société américaine est une société violente où la sécurité n'apparaît pas comme une préoccupation majeure des autorités et où milieux politiques et grand banditisme sont parfois liés par des intérêts communs.

 

Ganfa critique également la politique étrangère des Etats-Unis en soulignant le fait qu'ils se présentent aux yeux du monde comme les anges de la Paix alors qu'ils ne cessent de préparer la guerre. Sur ce dessin, l'attitude et l'accoutrement de l'ange Marshall témoignent d'une  agressivité sans bornes. Habillé en tenue de policier, il brandit vigoureusement sa matraque tout en menaçant la frêle allégorie de la Paix qu'il somme de quitter les lieux. Derrière lui se presse une véritable horde furieuse constituée par toutes les figures importantes du monde capitaliste. Parmi elles on identifie notamment le président américain Truman en personne armé d'un lance pierres, le premier ministre britannique Winston Churchill soulevant une lourde pierre, le pape Pie XII armé d'un encensoir, le chancelier allemand de la RFA Konrad Adenauer assis derrière une mitrailleuse ou encore le président français Vincent Auriol.

 

Ganfa attache par ailleurs une grande importance à l'évocation de la guerre de Corée qui fait alors rage en Asie extrême-orientale depuis 1950. D'un part il associe étroitement le président sud coréen Syngman Rhee au général Mac Arthur à qui le président Truman a confié la mission de repousser les troupes nord-coréennes. D'autre part il évoque clairement sur l'une des affichettes la mise au point par les ingénieurs américains d'armes biologiques avec une formule pour le moins sarcastique : "les saints microbes de la peste et du choléra". En effet, au cours de cette guerre, les Etats-Unis sont ouvertement accusés par le bloc communiste de tester des armes biologiques sur le territoire nord coréen, ce qui vaudra d'ailleurs au successeur de Mac Arthur le surnom de "Ridgway la peste" après que ce dernier aura été désavoué par le président américain pour avoir proposé l'utilisation de la bombe atomique contre la Chine elle même impliquée dans le conflit. Les USA sont détenteurs de l'arme atomique depuis 1945 avec laquelle ils peuvent provoquer à tout moment une Apocalypse nucléaire d'où la présence de l'affichette intitulée "La super bombe sainte" placardée sur le pilier droit de l'arche.

 

En plaçant le secrétaire d'Etat au centre de la scène, Ganfa vise également à dénoncer le plan Marshall mis en place en 1947 dans le but de redresser l'économie des pays européens afin de parer à l'avancée du communisme dans ces contrées ruinées par la guerre. A cette date, les USA sont de loin la première puissance financière au monde. Ils possèdent les 2/3 du stock mondial d'or, c'est pourquoi ils entreprennent de distribuer des milliards de dollars sous forme de dons et de prêts à tous les pays qui en font la demande. Aux yeux de Ganfa, cette politique n'a rien de philanthropique, elle s'inscrit pleinement dans une logique de domination à l'égard des pays d'Europe. Quelques mois plus tard le parti communiste français produira une célèbre affiche inspirée par les mêmes conclusions avec pour titre évocateur : "Non la France ne sera pas un pays colonisé ; les Américains en Amérique".

 

L'éternelle connivence anglo-américaine est également dénoncée dans ce dessin par la présence d'un lion patibulaire affublé de gants blancs et d'un chapeau aux couleurs de l'Union Jack. La manche rapiécée peut évoquer pour sa part l'affaiblissement de l'Empire britannique qui vient d'accorder l'indépendance aux Indes en 1947. Quant à la laisse tenue par Marshall en personne, elle souligne la soumission totale de la couronne britannique au grand frère américain avec lequel elle partage les mêmes conceptions philosophiques, politiques et économiques.

 

 

 Enfin, la présence à l'arrière plan du dictateur espagnol Francisco Franco seul au pouvoir depuis 1939 est là pour rappeler au lecteur du Krokodil que l'Amérique applique la politique du containment énoncée par Truman sans aucun souci de morale, en soutenant partout où elle le peut les dictatures dès lors que celles-ci optent pour une politique hostile au communisme.